Pénurie et mal-être des profs : l’opacité de la Ministre Désir pose question

Obtenir de la Ministre le nombre de profs manquants par école ressemble à un parcours du combattant.  Pourtant, une base de donnée « pilotage » pleine de ces statistiques existe et permettrait d’éclairer l’opinion sur l’état de la pénurie et du mal-être enseignant, à la veille de la manifestation des profs du 27 avril. Le collectif « Ecole en Lutte » tente depuis 4 mois d’obtenir ces rapports mais rien n’y fait : même appuyés par des députés et des articles de presse, la ministre prétend contre toutes évidence que ces chiffres n’existent pas. Un peu de Transparence sur cette cause du mal-être enseignant serait il si dangereuse ?

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Le collectif « École en lutte »* est né en 2021. Ouvert à tout citoyen qui se préoccuperait des enjeux scolaires, notre combat porte sur la défense d’un enseignement émancipateur et égalitaire menacé par la sous-dotation budgétaire et les réformes managériales en cours. Nous ne prétendons pas nous substituer aux syndicats ou aux autres associations (APED, Cgé, etc.) qui entendent défendre un tel enseignement. Simplement, constatant combien la lutte est difficile, nous avons ressenti le besoin d’expérimenter d’autres voies d’actions au sein d’une structure plus légère, espérant par là reprendre un peu la main sur l’École… 

Pour bien comprendre la nature de ce qui menace nos écoles, il convient de décrire les évolutions à l’œuvre au sein de ces dernières : en important, depuis le secteur privé lucratif, un mode de gestion des ressources humaines qu’ils appliquent aux membres du personnel de l’enseignement, nos gouvernements successifs ont assimilé les écoles à des entreprises pilotables via des indicateurs chiffrés de « performances »…Une politique dont la pénurie croissante de profs illustre l’échec total. 

Epuisement professionnel : 60% de profs malades en plus depuis 2019 

C’est le constat d’un épuisement professionnel généralisé qui nous amena à introduire une demande d’information, en décembre dernier, auprès du cabinet de Madame la Ministre Caroline Désir. Aidés dans notre démarche par l’association Transparencia.be1, nous demandions l’accès à tous documents dressant un état des lieux des absences et de la pénurie des enseignants2 en région bruxelloise depuis l’entrée en fonction de Madame la Ministre en 2019. Le choix de cette demande d’information faisait également suite à une série de mesures prises par notre Ministre afin de lutter contre cet état de pénurie (facilitation d’accès aux certificats d’aptitude pédagogique, création d’un pool de professeurs remplaçants, revalorisation de l’ancienneté pécuniaire des nouveaux maîtres de seconde langue issus du secteur privé, etc.). En effet, il était pour nous évident que ces réformes, outre qu’elles se trouvaient être discutables sur le fond, passaient à côté de l’essentiel : la dégradation des conditions de travail liée aux réformes managériales comprises dans le « Pacte pour un enseignement d’excellence ». 

Pour illustrer ce dernier point, il suffit de se reporter à quelques statistiques consultables depuis le site de la Fédération Wallonie-Bruxelles3 : ainsi, nous apprenons que, depuis 2010, l’évolution du nombre d’ETP (équivalent temps plein) des membres du personnel enseignant en activité (exerçant au sein de l’enseignement obligatoire) qui se trouvent absents des établissements pour « maladie et autres » a augmenté de 240 % – sans commune mesure, donc, avec les 6% d’augmentation des ETP enseignants en activité sur cette même période. Sous la seule mandature de l’actuelle ministre, cette progression des « maladies et autres » fut de 60% ! 

Évidemment, de telles données, aussi préoccupantes soient-elles, manquent de précision… Mais, pensions-nous, le pilotage de nos établissements par les indicateurs chiffrés pouvait au moins permettre d’accéder facilement à ces documents dressant l’état des lieux de la pénurie d’enseignants. Aussi, qu’elle ne fût pas notre déception lorsque le cabinet de Madame la Ministre nous répondit qu’il ne disposait que de données brutes – et donc inexploitables -, ces dernières ne faisant pas l’objet d’un traitement « agrégé », « centralisé » et « anonymisé »… 

Pénurie de profs : une politique basée sur des chiffres…qui n’existent pas ? 

Déception – ou plutôt inquiétude : car dans ce cas, sur base de quel état des lieux systématique le cabinet avait-il bien pu concevoir ces mesures de lutte contre la pénurie enseignante ? En réalité, après enquête – secondés par Transparencia.be et la journaliste Monique Baus, nous apprîmes que, contrairement à ce qu’affirmait le cabinet de la Ministre, ces données étaient traitées de façon systématique par les services du gouvernement : les absences pour maladies (dont celles liées au stress4) font l’objet d’un signalement obligatoire par les enseignants avec dépôt de certificat via la plateforme Certimed ; ces données sont ensuite transmises à la Direction de l’exploitation des données (service rattaché à l’Administration Générale de l’Enseignement) qui les agrège, les centralise et les anonymise afin qu’elles puissent être communiquées aux directions des établissements au travers de l’application « PILOTAGE« , dont l’utilisation a été systématisée depuis 2019. 

Députés, journalistes :  Caroline Désir refuse toujours de publier les chiffres de la pénurie et des absences

Après avoir fait ces découvertes, il est clair que nous devons faire face à une réalité frustrante : soit le cabinet de la Ministre est complice de l’omission de ces données, soit le cabinet ignorait effectivement ces données cruciales. La vérité est que nous avons besoin d’une évaluation systématique de l’état des établissements d’enseignement afin de mettre en place des mesures efficaces pour résoudre la pénurie des enseignants.

Ceci nous a conduit à poursuivre nos démarches en introduisant un recours auprès de la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) afin d’obtenir l’accès à ces données. Parallèlement à ces démarches, trois députés ont interpelé Madame la Ministre lors de la Commission Éducation du 11 avril dernier afin de lui demander des explications quant à son refus d’information5. Ici, la réponse de notre Ministre relève pour nous de la pirouette rhétorique. Son argument est le suivant : je ne peux pas satisfaire la demande du collectif car la collecte des absences des enseignants dépend des PO (Pouvoir Organisateur, et non du PR, soit le Pouvoir Régulateur, la FWB) et que la vétusté du logiciel dont dispose l’administration centrale afin d’assurer le traitement pécuniaire et administratif des membres du personnel (le tristement fameux RL 106) ne permet pas de fournir un « état des lieux systématique et en temps réel » de la situation… Or, pour rappel, notre demande initiale portait sur tous documents, rapports, cartographies, etc. dressant l’état des lieux de la pénurie et des absences des enseignants – il n’était donc pas question d’« état des lieux systématique et en temps réel », contrairement à ce que Madame la Ministre feint de comprendre. En creux, dans cette réponse qu’elle annonce d’emblée comme « technique », on apprend tout de même que des « extractions de données » peuvent être réalisées par l’administration centrale, notamment à des fins de pilotage des établissements (on s’en doutait, vu nos découvertes antérieures…). 

Nous sommes convaincus que notre Ministre est soucieuse du bien-être de son personnel, mais pour améliorer cette situation nous avons besoin de son aide. Nous l’invitons donc à reconsidérer notre demande pour que nous puissions tous, FWB et acteur.rices de l’enseignement, mieux cerner les contours de cette pénurie et de ces absences plus qu’inquiétantes. 

Pour nous, une chose est hors de doute : cette pénurie tient pour partie à la dégradation des conditions de travail et du climat scolaire dont nos gouvernements successifs se sont rendus coupables depuis l’introduction du « Pacte pour un enseignement d’excellence ». Le dernier coup de butoir porté contre cet enseignement égalitaire et émancipateur que nous appelons de nos vœux s’appelle « projet de décret évaluation ». Il confond sciemment l’évaluation collégiale des situations d’apprentissages avec le contrôle des obligations contractuelles. Il repose sur l’évaluation régulière des enseignants par des directions ou des collègues examinateurs n’ayant pas nécessairement de compétence disciplinaire en lien avec les cours qu’ils auront cependant pour mission d’évaluer. Il peut déboucher sur des « contrats de développement de compétences professionnelles » contraignants et conduire au contrôle rapproché des membres du personnel défavorablement évalués par leurs autorités de tutelle. Il s’attaque à notre statut en prévoyant, selon les cas, l’empêchement de la nomination ou sa rupture… Ceci, alors même qu’un contrôle des obligations contractuelles existe déjà et que l’on voue, par ce projet de décret, le corps des inspecteurs à ne devenir qu’un service d’audit des établissements encore un peu plus tourné vers le pilotage par les indicateurs chiffrés de performances… 

Une gestion managériale source de souffrance au travail 

En quoi cette gestion axée sur les résultats chiffrés pose-t-elle problème ? Elle pose problème parce qu’elle contraint les équipes éducatives à endosser, seules, la responsabilité de « performances » vis-à-vis desquelles elles n’ont qu’un pouvoir, certes bien réel, mais limité. Parce que cette « responsabilisation » s’accompagne elle-même d’une surcharge de travail administratif chronophage (la plupart du temps sans la moindre plus-value pour nos élèves) et qu’elle n’engage pas le moins du monde nos autorités de tutelle auxquelles nous nous trouvons pourtant liés par des obligations unilatérales prétendument « contractuelles »7. Parce que ceci se fait dans le cadre d’une démocratie scolaire en trompe-l’œil appelée « Pacte pour un enseignement d’excellence » dont les « objectifs spécifiques » et les « axes stratégiques » sont principalement le fait d’un cabinet de consultance – le cabinet McKinsey – à présent connu de tous pour ses nombreux méfaits sur les services publics de par le monde8. Parce que selon nous, dans ces conditions, la poursuite d’un idéal d’émancipation universelle par les apprentissages risque d’essuyer un important recul… 

Disant cela, nous n’affirmons pas que l’école était exempte du moindre défaut avant que nous n’entrions dans l’ère du « Pacte ». Par exemple, le système scolaire belge était (et se trouve toujours être) l’un des plus inégalitaires parmi les pays membres de l’OCDE9. Nos écoles avaient donc besoin de faire peau neuve, par souci d’équité mais également afin de préparer aujourd’hui les jeunes gens qui, demain, devront se hisser à la hauteur des enjeux de leur temps : dérèglement climatique, périls démocratiques et sociaux, etc. Certes, certains chantiers du « Pacte » prétendaient répondre, pour partie, à ces enjeux : mise en place d’un tronc commun assorti d’un enseignement technique, inclusivité accrue de l’enseignement ordinaire, revalorisation des filières qualifiantes, etc. Seulement, faute de moyens suffisants, certains de ces nobles chantiers mettent aujourd’hui les équipes éducatives – par ailleurs souvent suspectes de faire preuve de « mauvaise volonté » – à genoux… Malheureusement, il est donc à craindre que ces nobles intentions entraînent, par le mode de gestion adopté, des souffrances professionnelles en raison de l’ineptie et de la culpabilisation managériales. C’est à présent une certitude pour nous : le pilotage des établissements à la manière d’entreprises privées lucratives ne fait pas partie des voies de salut pour notre enseignement. Il constitue même l’une des principales menaces qui pèsent sur lui, en dégradant les conditions de travail des membres du personnel de l’enseignement et le climat scolaire pour les élèves. 

Pour toutes ces raisons, nous défilerons donc, le 27 avril, à côté de nos collègues, de nos camarades syndicalistes et de toutes celles et ceux pour qui le modèle de l’école-entreprise fait horreur et dont la pénurie de profs démontre l’échec total.  École en Lutte – ecoleenlutte.bel@gmail.com 

Notes :  

*École en Lutte  s’inspire dans son nom et dans son approche de « La santé en lutte » – un collectif constitué de membres du personnel hospitalier qui entendaient se mobiliser afin de s’opposer aux coupes budgétaires et aux réformes attentatoires à la production publique de soins de santé de qualité accessibles à tous.

  1. L’entièreté de notre correspondance avec le cabinet de Madame la Ministre peut être consultée à l’adresse suivante : https://transparencia.be/request/rapport_sur_la_penurie_et_labsence/
  2. Absences qui, contrairement à une idée trop répandue, ne tiennent pas toujours (d’expérience, nous dirions même « généralement pas ») à la mauvaise volonté ou au manque d’implication des enseignants puisqu’il s’agit de congés maladies, d’abandons, de départs en retraite anticipés, de congés de longue durée, de congés de maternité/paternité, de détachements pédagogique hors école…
  3. https://statistiques.cfwb.be/transversal-et-intersectoriel/emploi-fw-b/enseignants-et-personnel-de-lenseignement/
  4. Sur ce point, voir l’article de la DH du 16/01/2016 disponible à l’adresse suivante : /https://www.dhnet.be/actu/belgique/2017/01/16/chez-lesprofs-un-tiers-des-absences-sont-liees-au-stress-/EWVD2NMOYVDYPGNZGBNX3WS3VY/
  5. Les députés en question sont: Jean-Pierre Kerckhofs du PTB, Marie-Martine Schyns des Engagés et Jacqueline Galant du MR. La vidéo de cette séance de la Commission est consultable à l’adresse suivante (pour les questions-réponse-répliques, voir de 07:05:17 à 07:18:46) : https://www.youtube.com/live/TltHpZsnlac?feature=share
  6. À ce propos, notons qu’un rapport de la Cour des Comptes daté de mars 2004 sobrement intitulé Le paiement des enseignants signalait déjà que l’application RL 10 était « incapable de répondre aux impératifs d’une gestion moderne du personnel enseignant (…) [et que] face à cette situation, décision a été prise de développer une nouvelle application en interne ». (pp. 37-38). 2004… Doit-on se retrouver aux calendes grecques pour espérer une avancée en cette matière ?
  7. Cette absence de réciprocité rendant suspecte la qualification de « contrats d’objectifs » selon le Conseil d’État : « La notion de « contrat » d’objectifs semble toutefois inappropriée. En effet, pour qu’il y ait un contrat, il faut un échange de consentements réciproques obtenus après de libres négociations, et la naissance entre les signataires de droits et obligations réciproques. Or, si l’on aperçoit bien que la conclusion d’un contrat d’objectifs fait peser des obligations sur un établissement scolaire, les droits qu’il en retire n’apparaissent pas clairement. » Cf. Avis du Conseil d’État n° 63.484/2 du 11 juin 2018.
  8. Pour l’influence du cabinet dans l’élaboration du « Pacte », voir entre autres l’article de Laurence Van Ruymbeke intitulé « Enseignement : l’étrange omniprésence des consultants de McKinsey paru dans le Vif / L’Express du 06/10/2016 ; pour ce qui est des nombreux méfaits sur les services publics, il suffit de se reporter aux sections « Controverses et scandales » de l’article Wikipédia consacré au cabinet : https://fr.wikipedia.org/wiki/McKinsey_%26_Company
  9. https://www.skolo.org/2019/12/09/inegalites-segregations-marche-scolaire-petites-lecons-de-pisa-2018/

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